ENTRETIEN AVEC … PROF. MOÏSE TIMTCHUENG
- Publié par A. S.
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« L’APATRIDIE REPRESENTE UN GRAND RISQUE D’INSECURITE »
Administrateur chargé de l’apatridie à la représentation du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés en Côte d’Ivoire, le Professeur Timtchueng Moïse, Agrégé de droit privé et sciences criminelles, a donné une conférence sur le thème « L’apatridie, ce drame méconnu » le mercredi 20 avril 2022. Dans l’entretien ci-dessous, il revient entre autres sur les conséquences de l’apatridie sur l’individu et la société ainsi que les moyens de lutte contre ce fléau mondial.
Qu’est-ce que l’apatridie ?
L’apatridie peut simplement être définie comme la situation d’une personne qui n’a pas de patrie. Une personne apatride est dans l’impossibilité de justifier juridiquement qu’elle est citoyenne d’un pays, au regard de la loi en vigueur dans ledit pays sur la nationalité.
En quoi l’apatridie est-elle une question importante dans le monde ?
D’après les chiffres publiés en 2019 par l’UNICEF [Organisation des Nations Unies pour l’Enfance], on estime à plus de 237 millions le nombre d’enfants sans acte de naissance. Dépourvus de ce précieux document, ces enfants sont exposés à l’apatridie, dans la mesure où l’obtention de la nationalité, quel que soit le pays considéré, passe uniquement par deux voies : le droit du sang qui permet à l’enfant d’hériter de la nationalité de l’un de ses parents d’une part, et du droit du sol qui donne droit à la nationalité du lieu où l’on est né d’autre part. Les actes d’état civil sont les seuls éléments sur lesquels on peut légalement justifier le lien de filiation avec son auteur ou établir son lieu de naissance. Vous mesurez donc l’ampleur du phénomène qui affecte ainsi plus d’un quart de milliard de personnes.
Quelles sont les sources de l’apatridie et pourquoi ce phénomène persiste-t-il alors que tout le monde semble d’accord que c’est un fléau ?
L’apatridie tire ses causes de plusieurs sources. Sans être exhaustif, je dirai simplement que l’absence de nationalité peut provenir aussi bien des lois, des pratiques administratives que du contexte socio culturel. Parlant des lois, tous les codes de nationalité ne sont pas uniformes. Certains codes sont très restrictifs quant à l’octroi de la nationalité. En Côte d’Ivoire par exemple, le droit du sol ne s’applique pas. Ce qui fait qu’une personne qui n’est pas née d’un parent ivoirien auquel la filiation est légalement établie ne sera jamais ivoirienne. Si cette personne ne peut se prévaloir d’une autre nationalité, elle est apatride.
D’autres législations contiennent des causes très extensives de perte ou de retrait de la nationalité. Ainsi, au Congo-Brazzaville par exemple, vous pouvez perdre la nationalité pour simple destruction de biens ou destruction des bornes. Au Libéria, le séjour prolongé à l’étranger sans retour sporadique au pays vous fait perdre votre nationalité. Dans toutes ces situations, si l’individu ne peut se prévaloir d’une autre nationalité, il devient apatride.
S’agissant des pratiques administratives, la corruption, les lenteurs diverses et les exigences abusives au-delà des textes découragent les usagers et les éloignent des services publics.
Enfin, il y a des pesanteurs culturelles qui répugnent le recours au service de l’état civil. Dans certaines tribus de Côte d’Ivoire par exemple, certains défunts sont enterrés avec tous les documents leur ayant appartenu, plaçant leurs enfants dans l’impossibilité de démontrer plus tard que ce parent défunt était déjà ivoirien.
Quels sont les effets de l’apatridie sur l’individu et sur la société ?
Ne pouvant se prévaloir d’une nationalité, l’individu ne peut avoir de carte nationale d’identité. Il en résulte qu’il ne peut accéder juridiquement à aucun droit civil, politique, économique et socio culturel. Plus concrètement, il ne peut avoir un numéro de téléphone à son nom, faute de pièce d’identité officielle pour se faire identifier. Il ne peut pas voyager à l’étranger, ne pouvant avoir un passeport. Il ne peut bénéficier de la confiance de personne du fait que son identité n’est pas stable. Du coup, personne ne peut sereinement contracter avec lui, puisqu’en cas de difficulté, il n’est pas saisissable. Il ne peut fonctionner que dans le système informel, puisqu’il ne peut pas ouvrir un compte bancaire ou obtenir une patente. À tout moment, l’apatride peut être arrêté ou expulsé.
Sur la société, l’apatridie représente un grand risque d’insécurité pour tout le monde. Du fait de son exclusion de la société organisée, l’apatride est une proie facile pour les groupes criminels et terroristes. Par ailleurs, il ne participe pas à l’effort de construction nationale. L’apatride fausse les données démographiques et fragilise les programmes sociaux du fait qu’il n’est pas pris en compte dans les statistiques globales.
Quels sont les mécanismes de lutte contre l’apatridie ou de résolution des problèmes liés à l’apatridie ?
Le HCR [Haut-Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés] a indiqué quatre axes pour la lutte contre l’apatridie. La prévention consiste à éviter l’apparition des cas nouveaux d’apatridie par l’enregistrement systématique des enfants à l’état civil à la naissance. La réduction de l’apatridie tend à faciliter la confirmation de la nationalité des personnes en réformant les lois sur la nationalité pour les rendre plus ouvertes et en simplifiant la délivrance des certificats de nationalité. Il y a ensuite l’identification des personnes à risque pour les assister dans leurs démarches diverses en vue de la documentation ou les référer devant l’instance compétente pour déterminer le statut d’apatride. Puis, il y a la protection qui permet d’attribuer un statut international et des garanties minimales aux personnes reconnues comme apatrides.
Ces quatre axes sont imbriqués dans une communication tous azimuts à l’attention des populations, des médias et de l’Etat afin que la conscience sur le phénomène soit toujours plus accrue./